Lorenzaccio - Acte II - Scène 2

Le portail d’une église.

Entrent LORENZO et VALORI.

Valori.

Comment se fait-il que le duc n’y vienne pas ? Ah ! monsieur, quelle satisfaction pour un chrétien que ces pompes magnifiques de l’Église romaine ! quel homme peut y être insensible ? L’artiste ne trouve-t-il pas là le paradis de son cœur ? le guerrier, le prêtre et le marchand n’y rencontrent-ils pas tout ce qu’ils aiment ? Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et de tapisseries, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de ces voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le moine sévère et ennemi du plaisir ; mais rien n’est plus beau, selon moi, qu’une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux ? La religion n’est pas un oiseau de proie ; c’est une colombe compatissante qui plane doucement sur tous les rêves et sur tous les amours.

Lorenzo.

Sans doute ; ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde.

Tebaldeo Freccia, s’approchant de Valori.

Ah ! monseigneur, qu’il est doux de voir un homme tel que Votre Éminence parler ainsi de la tolérance et de l’enthousiasme sacré ! Pardonnez à un citoyen obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous remercier de ce peu de paroles que je viens d’entendre. Trouver sur les lèvres d’un honnête homme ce qu’on a soi-même dans le cœur, c’est le plus grand des bonheurs qu’on puisse désirer.

Valori.

N’êtes-vous pas le petit Freccia ?

Tebaldeo.

Mes ouvrages ont peu de mérite ; je sais mieux aimer les arts que je ne sais les exercer. Mais ma jeunesse tout entière s’est passée dans les églises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre divin Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant leurs ouvrages, dans une extase sans égale. Le chant de l’orgue me révèle leur pensée, et me fait pénétrer dans leur âme ; je regarde les personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j’écoute, comme si les cantiques du chœur sortaient de leurs bouches entr’ouvertes ; des bouffées d’encens aromatique passent entre eux et moi dans une vapeur légère ; je crois y voir la gloire de l’artiste ; c’est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu’un parfum stérile, si elle ne montait à Dieu.

Valori.

Vous êtes un vrai cœur d’artiste ! venez à mon palais, et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi.

Tebaldeo.

C’est trop d’honneur que me fait Votre Éminence. Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture.

Lorenzo.

Pourquoi remettre vos offres de service ? Vous avez, il me semble, un cadre dans les mains.

Tebaldeo.

Il est vrai ; mais je n’ose le montrer à de si grands connaisseurs. C’est une esquisse bien pauvre d’un rêve magnifique.

Lorenzo.

Vous faites le portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques-uns des miens.

Tebaldeo.

Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre plein de sève ; les bourgeons s’y métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits ; bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et, quand ils étaient mûrs, ils se détachaient d’eux-mêmes et tombaient sur la terre sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas ! les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu’on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer.

Il montre son tableau.

Valori.

Sans compliment, cela est beau ; non pas du premier mérite, il est vrai : pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-même ? Mais votre barbe n’est pas poussée, jeune homme.

Lorenzo.

Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en large ?

Tebaldeo.

Votre Seigneurie se rit de moi. C’est la vue du Campo-Santo.

Lorenzo.

Combien y a-t-il d’ici à l’immortalité ?

Valori.

Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands yeux s’attristent à chacune de vos paroles.

Tebaldeo.

L’immortalité, c’est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y arrivent en souriant.

Valori.

Tu parles comme un élève de Raphaël.

Tebaldeo.

Seigneur, c’était mon maître. Ce que j’ai appris vient de lui.

Lorenzo.

Viens chez moi ; je te ferai peindre la Mazzafirra toute nue.

Tebaldeo.

Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art : je ne puis faire le portrait d’une courtisane.

Lorenzo.

Ton Dieu s’est bien donné la peine de la faire ; tu peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence ?

Tebaldeo.

Oui, monseigneur.

Lorenzo.

Comment t’y prendrais-tu ?

Tebaldeo.

Je me placerais à l’orient, sur la rive gauche de l’Arno. C’est de cet endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable.

Lorenzo.

Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues ?

Tebaldeo.

Oui, monseigneur.

Lorenzo.

Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu peux peindre un mauvais lieu ?

Tebaldeo.

On ne m’a point encore appris à parler ainsi de ma mère.

Lorenzo.

Qu’appelles-tu ta mère ?

Tebaldeo.

Florence, seigneur.

Lorenzo.

Alors tu n’es qu’un bâtard, car ta mère n’est qu’une catin.

Tebaldeo.

Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le plus sain ; mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une plante odorante qui guérit tous les maux. L’art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte.

Lorenzo.

Comment entends-tu ceci ?

Tebaldeo.

Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillé d’une clarté pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes à la harpe des anges ; le zéphir peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie suave et délicieuse ; mais la corde d’argent ne s’ébranle qu’au passage du vent du nord. C’est la plus belle et la plus noble ; et cependant le toucher d’une rude main lui est favorable. L’enthousiasme est frère de la souffrance.

Lorenzo.

C’est-à-dire qu’un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferai volontiers l’alchimiste de ton alambic ; les larmes des peuples y retombent en perles. Par la mort du diable ! tu me plais. Les familles peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la cervelle de monsieur ! Admirable poète ! comment arranges-tu tout cela avec ta piété ?

Tebaldeo.

Je ne ris point du malheur des familles : je dis que la poésie est la plus douce des souffrances, et qu’elle aime ses sœurs. Je plains les peuples malheureux ; mais je crois, en effet, qu’ils font les grands artistes : les champs de bataille font pousser les moissons, les terres corrompues engendrent le blé céleste.

Lorenzo.

Ton pourpoint est usé ; en veux-tu un à ma livrée ?

Tebaldeo.

Je n’appartiens à personne ; quand la pensée veut être libre, le corps doit l’être aussi.

Lorenzo.

J’ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de bâton.

Tebaldeo.

Pourquoi, monseigneur ?

Lorenzo.

Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par accident ?

Tebaldeo.

Je ne suis pas boiteux ; que voulez-vous dire par là ?

Lorenzo.

Tu es boiteux ou tu es fou.

Tebaldeo.

Pourquoi, monseigneur ? vous vous riez de moi.

Lorenzo.

Si tu n’étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d’être fou, dans une ville où, en l’honneur de tes idées de liberté, le premier valet d’un Médicis peut te faire assommer sans qu’on y trouve à redire ?

Tebaldeo.

J’aime ma mère Florence ; c’est pourquoi je reste chez elle. Je sais qu’un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent ; c’est pourquoi je porte ce stylet à ma ceinture.

Lorenzo.

Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé souvent de commettre, par partie de plaisir, des meurtres facétieux ?

Tebaldeo.

Je le tuerais s’il m’attaquait.

Lorenzo.

Tu me dis cela à moi ?

Tebaldeo.

Pourquoi m’en voudrait-on ? je ne fais de mal à personne. Je passe les journées à l’atelier. Le dimanche, je vais à l’Annonciade ou à Sainte-Marie ; les moines trouvent que j’ai de la voix ; ils me mettent une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les chœurs, quelquefois un petit solo : ce sont les seules occasions où je vais en public. Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaît, et je ne connais personne : à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile ?

Lorenzo.

Es-tu républicain ? aimes-tu les princes ?

Tebaldeo.

Je suis artiste ; j’aime ma mère et ma maîtresse.

Lorenzo.

Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau d’importance pour le jour de mes noces.

Ils sortent.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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